“Dix ans ont passé. Dix ans de créations, d’amitiés, de changements artistiques ou non, de concerts surtout. Les Lehmanns Brothers, nés comme une confrérie du groove new age à l’heure du lycée, ont cultivé durant ces dix années une énergie singulière jugée comme impérissable. Après tous ces kilomètres, au sens propre comme au figuré, il a fallu faire les comptes : « on en est où de nous ? »
Une question qui a résonné fort chez les trois membres fondateurs : Alvin Amaïzo, Julien Anglade et Dorris Biayenda. Des Lehmanns Brothers, quel en est l’essence, quel en est le noyau ? De l’eau a coulé sous les ponts mais ce qui les unit semble alors intact. Comme un crash test, en janvier 2023, les artistes se sont retrouvés en campagne tourangelle pour laisser opérer la magie. Du lycée aux routes de tournée sans transition, il fallait revenir à l’essentiel : la joie d’être ensemble, juste simplement. Retrouver cette joie même qui était là bien avant que la musique s’ajoute dans l’équation de leur parfaite compatibilité. Il n’a pas fallu 24 heures pour que la connexion s’établisse à nouveau. À six mains, les compositions s’écrivent naturellement. Dix ans plus tard, avec dix ans d’expériences respectives et dix ans de connaissance des uns des autres, le dosage est fin et techniquement brillant.
Et si les Lehmanns Brothers était bien plus qu’une expérience de live hypnotique et exultante ? Et si les Lehmanns Brothers pouvaient aussi ouvrir un nouveau chapitre artistique et s’écouter autrement, le casque vissé sur les oreilles, en fond sonore d’un repas en famille ou bien tournoyant sur les platines d’un DJ ?
Par retour à l’essentiel, Alvin Amaïzo, Julien Anglade et Dorris Biayenda ont souhaité adapter leurs process : la stratégie a laissé la place à la spontanéité, le studio d’enregistrement a été troqué par des prises à la maison, la phase d’écriture condensée s’est soldée par plusieurs mois de travail à peaufiner ce qui se préparait à devenir un disque d’un nouveau genre. Avec un besoin de modernité affirmé, l’équilibre s’est alors inversé. Plutôt que de composer autour des trois instruments des débuts (clavier, basse, batterie), les productions sont résolument digitales et font la part belle à la guitare comme élément central des propositions sonores. Les rythmes sont épurés, même d’une simplicité déconcertante. Le rendu est juste, l’écoute est intense. Pour la première fois dans l’histoire des Lehmanns Brothers, les morceaux sont écrits sans détours, sans les transposer pour le live bien avant la première lecture. Autonomes, autosuffisantes, autoproduites, les nouvelles composantes de cet album n’ont pas la vocation sinéquanone d’être adaptées pour d’autres instruments. La production est ce qu’elle est, c’est son authenticité qui fait sa force.
L’album s’appelle Playground. Playground, c’est un retour aux sources, une sensation d’être à la maison, un besoin profond de se reconnecter à l’exploration des sons, des mots, des rythmes et des notes. Playground, c’est une musique sans compromis et le fruit d’une franche camaraderie.
L’Intro dresse le décor de Playground. On expérimente, on produit, on s’amuse surtout. Sans tarder, Brighter Days, si elle évoque les disparités entre les cultures, raccroche avec l’énergie des Lehmanns. Le morceau laisse la place à l’urbanisant Trinity, rappelant leurs ambitions d’amitié et de loyauté exprimées dans cet album.
La pop d’Open Your Heart est une ode à la vie, au lâcher prise. Ils préparent à la balade Follow into the Wild et à l’étonnante Double Spiral, à la fois planante et progressive, avant de laisser la place à la pause : pour l’interlude Playing, les Lehmanns Brothers se font plaisir et laissent aller à une coupure jazz. On rebranche les micros pour Old Souls, évoquant l’amour véritable, un thème qui se retrouve un morceau plus loin, sur Millenium, après l’explosif Lookalike. It’s Only Fair marque la fin du chapitre, sans oublier l’Outro comme générique de fin de cette cour de récréation.
Dans Playground, il n’est plus question d’imaginer la maturité, la sagesse n’est plus une illusion. Les textes en témoignent : équilibre de vie, santé mentale, partages sans retenue, bonheur simple sont décriés. Dans une démarche ego-trip non consciente, les trois artistes font le bilan et se livrent. Portés communément par un univers hip-hop qui se joue (Yussef Dayes, BadBadNotGood, The Roots) et qui se chante (Makala, Smino, J. Cole), les Lehmanns Brothers font s’entrechoquer en douceur les univers en plaquant le rap sur leurs productions teintées de house, de soul et d’une funk délicate. Playground, c’est une déambulation entre toutes les esthétiques qui ont façonné les Lehmanns Brothers au fil des années. Rien n’est interdit. Et c’est sans doute ce qu’il faut retenir de cet opus.” – Anaïs Rambaud